ALUMNI QUARTERLY
SPRING 1997
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Il fut un temps, au demeurant pas si éloigné, où les canneberges n'apparaissaient sur nos tables que deux fois par an, à l'Action de Grâces et à Noël. Passées ces dates, on les reléguait aux oubliettes avec mépris, leur préférant des baies plus sucrées, au goût, disons, moins surprenant. Cette époque est désormais révolue. Selon le Florida Department of Citrus, le jus de canneberge se classe désormais troisième au hit parade des jus de fruits (après le jus d'orange et de pomme) au Canada comme aux États-Unis, où les petites baies rouges apparaissent désormais régulièrement dans les sauces, les pâtisseries et les desserts.

Le Roi de la Canneberge au Canada, Marc Bieler, DipAgr'58, BA'64, fait tout son possible pour qu'il en reste ainsi. Sa première récolte remonte à 14 ans, fruit de terres jugées incultes près de Saint-Louis-de-Blandford au Québec. Aujourd'hui, Atoka Cranberries (un nom emprunté aux Abénaquis), est la plus grande exploitation indépendante du Canada.

Les Bieler forment une véritable dynastie. Marie (Bussières) Bieler, BSc(Agr)'80, l'épouse de Marc, est agronome spécialisée en horticulture. Le frère de Marc, Philippe, BEng'55, possède 24 pour cent de l'entreprise et Jean-François, 25 ans, l'un des deux enfants que Bieler a eus de sa première épouse aujourd'hui décédée, y est chef de projet. Le frère de Marie, Michel, DipAgr'74, participe également aux activités de l'entreprise. La famille de Marie n'est pas étrangère à l'agriculture. Son grand-père, Adélard-Godbout, a été ministre de l'Agriculture du Québec puis Premier ministre libéral de 1939 à 1944. Il était donc tout naturel que Marc remporte en 1996 le prix Adélard-Godbout décerné par l'Ordre des agronomes du Québec. "Le prix n'est attribué qu'à ceux qui n'ont pas de grade en agriculture; j'ai un diplôme, mais pas de grade. Ma femme n'est pas admissible, car elle a un grade en agriculture", plaisante Bieler, ravi.


En plus d'être les seigneurs de la canneberge, la famille Bieler a des liens très étroits avec McGill : le grand-père de Marc, Charles Bieler, était professeur de théologie au Collège Presbytérien; son père, Jean, BA'13, BCL'19, est venu de Suisse étudier à McGill puis il est retourné à Genève où Marc est né, avant de revenir au Québec en 1941 pour prendre les fonctions de sous-ministre des Finances dans le gouvernement provincial; son oncle Étienne est un ancien professeur de physique à McGill et son oncle Jacques, BEng'23, est encore aujourd'hui ingénieur consultant honoraire d'Atoka; son beau-frère, Donald Baxter, MSc'53, a dirigé l'Institut neurologique de Montréal jusqu'à sa retraite en juin 1996. Un de ses oncles, André, est professeur d'art à l'Université Queen's, son cousin Ted, un sculpteur célèbre qui enseigne à York. La soeur de Marie, Lizanne Bussières, MD'86, est l'une des meilleures marathoniennes du Canada et elle a remporté la médaille d'argent aux Jeux du Commonwealth en 1994 à Victoria.

Les Bieler vivent avec leurs trois jeunes enfants, Guillaume, 5 ans, Raymonde, 4 ans et Florence, 2 1/2 ans, dans une nouvelle maison à l'orée des champs de canneberges qui ont financé sa construction. "Du haut de sa maison, Marc peut surveiller son domaine", plaisante son beau-frère Michel. Et quel domaine!

En effet, les canneberges sont désormais une denrée très prisée dont le marché affiche une croissance non démentie, explique Bieler dans le bureau qu'il a aménagé dans le sous-sol de sa maison. Le marché est dominé par Ocean Spray, coopérative de cultivateurs installée au Massachusetts qui regroupe des producteurs américains et canadiens; d'après son porte-parole, Skip Colcord, la société a engrangé l'an dernier 1,4 milliard de dollars américains. C'est grâce aux campagnes de publicité diffusées depuis vingt ans que notre palais s'est accoutumé au goût de la canneberge. En 1960, le marché de la canneberge se limitait presque exclusivement aux sauces. En 1959, toutefois, des rumeurs (désavouées depuis longtemps d'ailleurs) voulant que la canneberge provoque le cancer ont failli avoir raison de l'industrie pendant l'automne, seule époque de l'année où les canneberges trouvaient preneurs. Ocean Spray a donc décidé de développer un marché annuel pour éviter que ce type de désastre ne se reproduise. Vers le milieu des années 1970, la moitié des ventes de canneberges concernait les boissons. Aujourd'hui, ce chiffre dépasse les 80 pour cent.

Mais Ocean Spray gardait jalousement son territoire. Lorsque Bieler a commencé, la coopérative possédait 85 pour cent du marché et n'acceptait aucun nouveau membre. "Nous avons eu de la difficulté à obtenir des crédits, car les banques nous disaient "Vous n'êtes pas affilié à Ocean Spray - comment allez-vous vendre votre production?". Dès le départ, nous avons donc dû développer une clientèle diversifiée, vendre des fruits frais, des fruits en gros, des sauces et des produits spécialisés sous notre propre nom et à divers distributeurs. Cette année, nous allons même vendre du jus à des embouteilleurs." Sans menacer sérieusement Ocean Spray, Atoka s'est approprié une bonne part du marché de la canneberge.

L'empire d'Atoka s'étend régulièrement, mais les débuts n'ont pas été faciles. Il faut trois ans avant qu'un champ ne produise des canneberges et cinq ans avant qu'il ne produise une récolte complète. À raison d'un coût moyen de 30 000 $ l'acre pour l'aménagement, la préparation des lits et la plantation, il y a de quoi dissuader bien des aspirants au trône.

Bieler connaissait toutefois bien les règles du jeu. "Je m'occupais auparavant de pommes et de sirop d'érable dans les Cantons de l'Est, en tant que producteur et fabricant", évoque-t-il. "Avec mes partenaires, nous nous sommes aperçus qu'il y avait un marché pour la canneberge et nous connaissions déjà l'agriculture. Nous avons recruté des consultants et décidé qu'il y avait moyen de faire quelque chose." L'expérience que Bieler a acquise dans la pommiculture lui a été très profitable; c'est elle qui lui a permis de rencontrer Marie, qui s'occupait du verger de ses parents à Frelighsburg, en Estrie. Spécialiste de la gestion agricole, Marie s'occupait également de marketing, mais "chaque nouvelle naissance a ralenti ma production", fait-elle observer.

Les plants ont besoin d'un bon sol pour prospérer. Heureusement pour les Bieler, les plants de canneberge aiment les terrains marécageux, contrairement aux autres productions agricoles. Les terrains sont donc relativement bon marché et abondants. Les canneberges préfèrent par ailleurs les sols acides et le sable. Les terrains d'Atoka avaient été réservés par le ministère de l'Agriculture au début du siècle dans le but de les revendre à ceux qui souhaitaient se lancer dans l'agriculture. Personne n'en voulait. Seules les canneberges poussent sur ce type de sol.

Mais qui peut faire pousser des canneberges n'a pas besoin de cultiver autre chose. Même si les Bieler se montrent discrets sur leurs bénéfices, les producteurs de canneberges en général font remarquer que la canneberge est sans doute le produit le plus profitable, exception faite de la marijuana qui, rappelons-le, est totalement illégale. Le marché américain absorbe 65 pour cent de la production des Bieler, 27 pour cent de la production est vendue au Québec, cinq pour cent dans le reste du Canada et trois pour cent en Europe. Cette année, la ferme des Bieler a produit 3,7 millions de livres de canneberges.

"Les canneberges aiment le climat nordique", fait observer Bieler en souriant. "Cette région offre des conditions climatiques optimales", poursuit-il, heureux de savoir que peu d'agriculteurs peuvent se targuer d'en dire autant. La région où habite Bieler est l'une des plus fertiles du Canada avec Richmond, près de Vancouver, où se recrute l'essentiel des producteurs d'Ocean Spray.

Qui plus est, ce type de production convient parfaitement à l'économie canadienne, car elle ne requiert pas beaucoup de main-d'oeuvre, ce qui n'oblige pas les producteurs canadiens à concurrencer une main-d'oeuvre meilleur marché ailleurs. De fait, la culture de la canneberge est hautement évoluée, exige des méthodes très pointues pour contrôler les niveaux d'eau pour l'irrigation et l'inondation des champs. Atoka dispose d'un réservoir de 100 hectares qui permet de protéger les plants contre le gel au printemps et d'inonder les 420 acres de terre pendant la récolte et l'hiver. Le réservoir, élément essentiel de toute exploitation de canneberges, accueille par ailleurs de nombreux animaux; des études américaines démontrent que les abords des champs de canneberges sont de véritables réserves fauniques; Atoka héberge pour sa part une multitude d'outres, de gibier d'eau et d'orignaux de passage.

Devenir Roi de la canneberge n'est toutefois pas une mince affaire. Après la récolte, les lits, qui sont en fait des fossés de plusieurs pieds de profondeur, sont inondés pour protéger les plants du froid. Pendant l'hiver, du sable est répandu sur la glace et la neige; après le dégel, le sable tombe entre les plants, renouvelant les lits qui, moyennant un entretien approprié, peuvent produire une récolte annuelle satisfaisante. Facile, direz-vous, mais ce n'est pas tout. Les nouveaux lits, qui sont en fait des lopins rectangulaires de cinq acres (50m sur 500m), sont préparés à l'automne et plantés en mai. Pendant ce temps, les plants qui émergent de la neige sont constamment immergés pour les protéger du froid. Les plants sont fertilisés en juin et les petites fleurs blanches et roses éclosent en juillet. À cette date, les Bieler louent trois cents ruches aux apiculteurs de la région pour polliniser leurs fleurs. Malheureusement, fait remarquer Jean-François, "le miel de canneberge n'a pas bon goût et nous ne pouvons pas le vendre". À mesure que la saison avance, il faut fertiliser davantage et répandre des herbicides sur les nouveaux lits (pour éviter qu'ils ne soient envahis par les mauvaises herbes) ainsi que des pesticides.

En septembre, les champs sont écarlates et des excursions sont proposées aux touristes jusqu'en octobre par le Centre d'interprétation de la canneberge. Les Bieler ne peuvent malheureusement se payer le luxe d'admirer les couleurs automnales. La récolte coïncide avec l'Action de Grâces canadienne, qui marque le début d'une période d'activité soutenue et d'une forte demande. L'effectif d'Atoka, qui se situe généralement entre quinze et vingt personnes, passe à quarante. La récolte des canneberges et l'approvisionnement des marchés sont vraiment épuisants. "Pendant la récolte", fait remarquer Jean-françois, "je travaille quatorze à seize heures par jour, la plupart du temps à l'usine, et je rêve de canneberges pendant six semaines!". Les canneberges qui ne sont pas vendues ou transformées immédiatement sont surgelées à Québec puis transformées en jus.

Le Roi de la canneberge repousse toujours plus loin les frontières d'Atoka et c'est avec un enthousiasme non dissimulé qu'il arpente ses terres pour signaler par des drapeaux l'emplacement des nouveaux lits. "Techniquement, c'est très astreignant", fait-il observer non sans plaisir, mais selon Jean-François, "[mon père] aime agrandir l'entreprise, peut-être plus encore que de faire pousser des canneberges.". De nouveaux terrains sont préparés pour y aménager des lits; l'usine, le long de la route transcanadienne, qui était utilisée au départ pour le triage des canneberges destinées à être vendues fraîches, comprend d'ores et déjà un entrepôt à atmosphère contrôlée et une machine à fabriquer de la sauce. L'an dernier, un extracteur à jus (qui nettoie, écrase et filtre les canneberges) est venu s'ajouter à l'équipement, ce qui permet à Atoka de transformer ses propres canneberges. Le jus est revendu à des embouteilleurs, comme la chaîne de magasins Métro, qui y ajoute de l'eau (le jus de canneberge est trop amer pour être bu tel quel), l'embouteille et y colle ses propres étiquettes. Atoka commercialise quant à elle des sauces et des canneberges fraîches au Québec et, en décembre dernier, a fourni 120 000 livres de canneberges au marché de Noël.

Avec ça, on peut se demander si les Bieler n'ont pas développé une aversion pour la canneberge. Eh bien, non, pas du tout. Marie est passée maîtresse dans l'art de les accommoder et comme elle le fait judicieusement remarquer, "le fait que Jell-O ait ajouté la canneberge à sa palette de parfums est particulièrement révélateur". Un punch rouge vif est servi régulièrement à table et de la mousse aux canneberges, au dessert. Lorsque la famille royale des canneberges s'assied autour de la table, les canneberges cessent d'être un produit commercial et redeviennent ce qu'elles sont pour les autres : un goût.







Les canneberges mûrissent à l'automne (1). Au moment de la récolte, les lits sont inondés (2). Pour faciliter la récolte, Bieler a conçu, en collaboration avec la faculté de génie de l'Université Laval, un "pont", machine novatrice destinée à la récolte. L'appareil comprend deux tracteurs sur lesquels un pont de la largeur d'un lit (c'est-à-dire 50m) vient prendre appui à chaque extrémité. Les tracteurs avancent le long des fossés et le pont traverse le lit. Une batteuse secoue alors les plants et fait tomber les baies (3). Les baies qui flottent sont ensuite repoussées manuellement à une extrémité du lit inondé, où elles sont aspirées dans un camion et transportées à l'usine pour y être conditionnées ou transformées (4); l'usine Atoka est située le long de la route transcanadienne (5). Pour des visites pendant la récolte, veuillez contacter le Centre d'interprétation de la canneberge, 1-888-528-2227.