ALUMNI QUARTERLY
SUMMER 1997

[ This story in English ]

par Jean Benoît Nadeau, BA'92
photos par Nicolas Morin

Je suis devenu journaliste et travailleur autonome un matin de janvier 1987 par -20° C. J'avais 22 ans. Debout sur un réservoir dans une raffinerie de l'est de Montréal, je mesurais le niveau d'huile à chaîne avec une pesée. J'avais abouti là trois mois plus tôt après des études en dents de scie: génie civil, littérature, écriture dramatique. Mais ce matin de janvier, je me suis soudain extirpé de cette longue maladie mentale appelée adolescence. J'ai décidé que je serais journaliste et que je terminerais mes études en sciences politiques à McGill. Je ne me doutais pas que j'accédais, du même coup, au monde des travailleurs autonomes.

En fait, je suis devenu travailleur autonome deux fois. La première, ça a été de force. La seconde, par choix. Comme les compétences me faisaient défaut au début, les employeurs ne se pressaient pas pour embaucher l'aspirant journaliste que j'étais. Pendant trois ans, j'ai placé un article par-ci par-là, tout en terminant mes études. Au fil des ans, quelques magazines ont fini par me proposer des emplois, que j'ai refusés. Et c'est alors que je suis devenu travailleur autonome par choix.

Au début de ma carrière, je me plaignais amèrement de ne trouver aucun job. Mon père, un associé dans une firme de génie, m'a surpris un jour: «Mais c'est très bien, au contraire, fils» -- il m'appelle toujours fils. «Il y a plein d'avantages fiscaux à être travailleur autonome.» Je me souviens de ma réaction: «C'est quoi, ce machin-là, autonome?» C'est ainsi que j'ai appris que j'appartenais à une catégorie d'individus honorables quoique hybrides, mi-personnes, mi-entreprises.

La scène se passait vers la fin des années 1980. Il n'y avait alors que quelques dizaines de milliers de travailleurs autonomes -- fermiers, professionnels, artisans, ouvriers de métier -- qui ne s'affichaient jamais comme tels. Dix ans plus tard, une légion d'ex-employés, d'ex-cadres, d'apprentis, de diplômés de cégep ou d'université -- que l'emploi a lâchés! -- se lancent à leur compte par choix ou par obligation. Le Québec compte 500 000 travailleurs autonomes, soit près de 15% de la population active, 100 000 de plus que les fonctionnaires et les chômeurs. Un demi-million de gens sur le système D!

Qu'est-ce, au juste, qu'un travailleur autonome?

Définition défaitiste: un pauvre type sans job qui s'arrange pour gagner sa vie.

Celui qui croit cela fait fausse route. Le premier client venu le fera travailler pour rien en le laissant espérer obtenir ainsi un job. Le pauvre type qui vit son purgatoire en attendant le salut par la job se condamne à la précarité par sa mauvaise attitude.

Ma définition, inspirée du fameux «Ma mére à travaille pas, à trop d'ouvrage» d'Yvon Deschamps, est volontariste. Un bon travailleur autonome:

  • n'a pas de job, mais trop de travail;
  • pas de patrons, mais des clients;
  • pas de salaire, mais un revenu.

Travail. L'idée peut paraître incroyable à l'employé pur et dur, mais le savoir-faire se monnaye très bien du fait de sa rareté et de la demande. Si vous êtes compétent et utile, vous aurez toujours trop de travail, assez pour songer à employer quelqu'un.

Client. Contrairement à l'adage, le client n'a pas toujours raison. Il a même souvent tort, surtout à l'heure de négocier. D'un point de vue d'affaires, c'est un égal. Idéalement, il en faut plusieurs.

Revenu. Le travailleur autonome ne touche pas un salaire, mais un revenu, qu'il obtient en facturant son client, taxes en sus. D'ailleurs, vous raisonnez en salarié si vous croyez que la TPS est une nuisance!

La première difficulté est donc de nature conceptuelle. Le travailleur autonome est chercheur, responsable des ventes, chef négociateur, directeur des comptes recevables, contrôleur financier, comptable, président-directeur général, président du conseil d'administration et son propre attaché de presse. Et il est en plus, secrétaire de tout ce beau monde! Bref, il est l'entreprise. Un travailleur autonome qui parle de «job», de «patron» et de «salaire» n'a rien compris. Il souffrira parce qu'il ne se considère pas comme une entreprise.

Il est très difficile de se départir du réflexe de l'employé. Nous avons tous grandi dans l'idée que l'emploi était le but de la vie. Il jouit du statut que l'on fait miroiter aux enfants: «Étudie si tu veux une job.» Le «sans-patron», s'il n'est pas lui-même patron ou professionnel, est vu comme un taré, un délinquant.

Or, soulignons-le, l'idéalisation du salariat est un phénomène récent. Il est impossible d'attribuer une date à l'apparition du premier travailleur autonome pour la simple et bonne raison que l'humanité travaillante est autonome depuis toujours. C'est la condition humaine. Des travailleurs autonomes, il n'y a que ça dans les livres d'histoire: Christophe Colomb était à son compte. Fermiers, commerçants, ouvriers spécialisés, soldats tissent partout le fil des siècles. C'est une erreur de croire que la prostitution est le plus vieux métier du monde!

Jusqu'à une époque récente, personne ne souhaitait être salarié. Cette condition voisine de l'esclavage dérivait de l'incapacité à être fermier, car on ne peut indéfiniment diviser la terre entre ses 14 enfants puis entre les 14 enfants de chacun d'eux. Quelqu'un défriche, les autres se mettent à son service. Et l'esclave est l'employé ultime dont on n'assure que la subsistance et qui vous appartient en propre. Libre, le fermier ou l'artisan -- scribe, cordonnier, maréchal-ferrant -- possède en plus son mode de production, ses outils, voire ses esclaves!

L'emploi tel qu'on l'entend de nos jours -- signe de statut, protégé par les lois, convoité et désirable -- appartenait à une élite de fonctionnaires jaloux de leurs privilèges. Ils étaient nombreux à Rome, en Égypte (les scribes) et dans l'Église, première multinationale à offrir la sécurité d'emploi jusqu'à la fin de vos jours et le paradis jusqu'au Jugement dernier.

Mais la notion d'emploi pour tous est fort nouvelle. Au début du XIXe siècle, la révolution industrielle a provoqué une augmentation sans précédent de la population non-agricole, donc employée, réduite à la misère. Pour des raisons davantage politiques qu'humanitaires, ces individus ont acquis des droits, dont celui de voter et celui de légiférer. Henry Ford a été l'un des premiers industriels à comprendre que s'il ne partageait pas sa richesse avec ses employés (en leur versant de gros salaires), ce serait la révolution. Tout le XXe siècle est l'histoire de gouvernements et de compagnies qui achètent la stabilité politique et sociale en protégeant l'emploi.

La crise actuelle de l'emploi n'est qu'un retour du balancier. Les machines sont plus efficaces que jamais. L'État a moins d'argent pour le pain et les jeux. Et les financiers, qui ne sont plus tenus d'investir dans leur pays, créent des emplois ailleurs, là où cela leur coûte moins. Les emplois d'ici se précarisent. Si bien que plus de gens doivent se lancer à leur compte pour assurer leur subsistance et leur sécurité. Et on se rappelle des plus vieux métiers du monde...

La première description du mode de vie des travailleurs autonomes revient à Xénophon, citoyen-soldat-philosophe-mercenaire grec qui a vécu entre 425 et 355 av. J.-C. Son livre, L'Économique, met en scène Socrate, ce mauvais coucheur de Kritoboulos et le sympathique Isomachos dans une conversation philosophique. Le titre est très mal traduit et cache le sujet véritable. En grec, le terme oikonomikon signife «l'ordre dans la maison». L'Économique porte sur la gestion d'une exploitation agricole -- rappelez-vous: le fermier est un travailleur autonome! --, mais surtout sur la façon dont le bon citoyen assure sa subsistance et un surplus pour participer aux affaires de la cité. Il suffit de remplacer le mot citoyen par travailleur autonome et le vieux livre prend une actualité toute nouvelle!

Xénophon, par la bouche de Socrate, mettait fortement l'accent sur les vertus morales du citoyen (lire: le travailleur autonome) et sa liberté, encore que ce terme soit galvaudé de nos jours.

Qu'on idéalise ma liberté de travailleur autonome m'a toujours amusé. Certes, je suis libre. Je peux travailler en robe de chambre jusqu'à midi ou interviewer un ministre tout nu par téléphone si ça me chante. Je n'ai pas de patron pour me blâmer si je décroche un après-midi...

... Mais si je prends mes aises tous les jours, je n'irai pas loin. La liberté implique des contingences: je suis responsable de moi-même, de mes assurances, de mes vacances, de mes congés, de mon temps. Le revenu n'est pas joliment étalé chaque semaine ou chaque mois mais vient par bourrées plus ou moins grosses, souvent moins que plus. Quand il s'agit d'emprunter pour acheter une auto, le banquier le plus jovial pose sur ma personne un regard vide d'intérêt. Et puis, le bureau est si près de la boîte à biscuits. Ma chatte, par pur sadisme, déchire le dernier fax tandis que je cuisine le ministre. Peut-être même qu'un client potentiel me contactera juste au moment où le petit braillera.

Est-ce une atteinte à ma liberté? Le problème est mal posé. À mon avis, on est libre deux ou trois fois dans sa vie, quand on prend de grandes décisions sur ses études, son travail, l'amour. Après, on en assume les conséquences tout en s'arrangeant pour avoir les coudées assez franches quand viendra le moment de prendre la prochaine décision. Voilà pour la liberté.

Etes-vous fait pour la vie de pigiste? Cette fois, on revient carrément à Socrate 101 et à sa maxime -- Connais-toi toi-même, mon pote --, avec tout ce que cela exige de lucidité.

Pour réussir, il faut du talent, du temps, du jugement, pouvoir décider seul et développer de solides qualités morales. Mais il ne suffit pas seulement de vouloir, il faut aussi pouvoir. Un aspirant jockey qui mesurerait 2 m et pèserait 100 kg serait plutôt taillé pour le métier de cheval. Vous ne passerez pas à côté de certaines contraintes physiques (le temps, l'argent), de talents et de goûts personnels: les relations publiques dans le domaine pharmaceutique sont très payantes, mais si vous détestez la biologie à vous en confesser, vous n'irez pas loin.

On peut régler la question des qualifications si on a le temps (ou l'argent) pour les acquérir. Mais si vous n'avez personne pour vous soutenir -- financièrement et moralement -- un an ou deux pendant l'apprentissage, repensez-y. À moins d'avoir décroché votre premier gros client avant d'avoir quitté votre emploi -- ce qui est rarement le cas -- ou de dénicher un emploi à temps partiel pour mettre le beurre sur le pain pendant l'apprentissage.

D'ailleurs, pourquoi n'en faudrait-il pas, du temps? L'étudiant en génie vit l'esclavage: cinq ans d'études, dont deux avec un demi-salaire. Est-il opprimé? Non. La société exige des avions qui ne tombent pas. Et personne ne pleure quand l'étudiant rate ses examens. Pourquoi en serait-il autrement du travailleur autonome qui doit produire un bien ou un service pour des clients exigeants?

On vit bien comme travailleur autonome, même si ce n'est pas le Klondike. Au début, votre ambition doit être de vous assurer un revenu décent, d'abord et avant tout, et de faire ce que vous aimez. Car vous ne prendrez pas votre bain dans le champagne les premières années. Quand j'ai débuté, l'hebdo culturel Voir me payait 20 $ le feuillet et j'étais très fier de gagner ainsi quelques sous pour payer mes études. J'ai gagné 2 000 $ durant mes huit premiers mois de pige. Deux mille dollars! C'était ridicule, mais j'apprenais aussi beaucoup et c'était là l'essentiel. Naturellement, un travailleur autonome qui maîtrise son domaine gagnera beaucoup plus la première année, à condition d'avoir pris le temps de se préparer!

Outre le temps et le talent, il faut de l'indépendance de jugement et la capacité de travailler seul. Contrairement à ce qui se passait à l'école, il n'y a personne pour vous noter. Ce sont la vie, le marché et l'opinion publique qui vous jugent et aucun ministère n'a établi de grille d'évaluation standard. Vous n'aurez pas de superviseur pour vous organiser, vous dire quoi faire, ni d'administrateur pour faire cracher les mauvais payeurs. Les solutions ne se trouvent pas non plus dans le bureau d'à côté. Le café, vous le prenez seul avec vos pensées.

Vous devrez également développer, avec le temps, certaines qualités. Je les regroupe en cinq vertus scoutes. Les trois premières sont évidentes. Il faut de la patience (pour tenir le coup), de l'audace ( pour frapper fort quand ça compte) et de la curiosité (pour rester allumé). Les deux autres, l'honnêteté et l'humilité, sont plus difficiles à comprendre.

L'honnêteté décrit la franchise dans les rapports, pas les dépenses injustifiées que vous passeriez à l'impôt ou au client. Vous faites erreur si vous croyez qu'être en affaires signifie être un requin. Ceux qui croient que tous les clients et tous leurs concurrents cherchent à les vampiriser sont cuits. Les clients s'attendent d'avoir l'heure juste sur vos projets, mais aussi sur vos difficultés. Vous ne comprenez pas la commande? Vous craignez de ne pouvoir respecter la date de tombée? Dites-le. Vous ne durerez pas si, par manque d'honnêteté, vous développez une mentalité d'assiégé.

L'humilité vous sera fort utile si vous n'avez pas toutes les autres vertus. Cette qualité mal comprise ne décrit pas la soumission ou la servilité. Mère Teresa est capable d'amasser des millions de dollars pour sa cause, ce qui ne l'empêche pas d'être humble. Il n'y a pas de contradiction entre l'humilité et la capacité de se vendre. L'humilité est dans le travail. L'apprentissage est toujours plus long qu'il n'y paraît.

Avant d'accuser les autres, peut-être avez-vous mal compris ou mal négocié la commande, mal fouillé, mal corrigé. Les réflexes d'indignation à la Castafiore sont néfastes. Pour un journaliste, la pire chose à dire, c'est: «Je n'ai pas besoin d'être corrigé, je gagne des prix.» Une telle attitude vous perdra, à moins que vous ne soyez la réincarnation de Victor Hugo. Faites comme si vous n'étiez pas un génie -- c'est ça, l'humilité --, ce qui ne vous empêche pas d'affirmer que votre idée est géniale si vous pouvez le démontrer. L'humilité, c'est d'accepter qu'elle est tout juste bonne.

Les travailleurs autonomes qui blâment toujours les autres pour leurs difficultés ne vont pas loin, tout simplement parce qu'ils ne comprennent pas leur nouveau rôle. Si vous trouvez les patrons injustes, vous êtes, malheureusement, obligé de vous inclure dans le nombre.

Le Guide du travailleur autonome, de Jean Benoît Nadeau, publié chez les Éditions Québec/Amérique. Adaptation par l'auteur. Tous droits réservés.