ALUMNI QUARTERLY
SUMMER 1997


Je suis partie en Éthiopie pour écouter et observer. Mais lorsqu'une famille m'a montré un bébé qui se mourait, je me suis retrouvée devant un dilemme, celui du médecin qui doit intervenir et de l'anthropologue qui ne le doit pas.
 










Pour éviter de trop
me salir lors
de l'alimentation
je portais mon
maillot de bain









C'est lorsqu'elle
cria vraiment
pour la première fois,
lorsqu'elle exigea
enfin de vivre et
qu'on lui prête attention,
que je suis tombée
amoureuse









Grassouillette,
saine
et heureuse









Ifrah avec sa
cousine dans le
village de sa naissance









La journée
de l'adoption,
le 22 juillet 1996









Avec mon conjoint,
Cuauhtémoc Aviles,
BA'86, MA'91
[This story in English]


La veille de mon retour d'Éthiopie, un ami bien intentionné m'a demandé si j'avais un certificat de vaccination contre la fièvre jaune pour Ifrah. La fièvre jaune? Il n'y a pas le moindre cas de fièvre jaune à moins de 1 000 kilomètres de l'endroit où nous vivions, dans la plaine semi-désertique en bordure des hauts plateaux d'Éthiopie, à côté des deux pays limitrophes, la Somalie et Djibouti.

Comment ai-je pu être aussi bête? Je savais pertinemment que l'Immigration exige un certificat de vaccination contre la fièvre jaune lorsqu'on arrive d'un pays comme l'Éthiopie, même si nous vivions à cinq jours de route de toute région où sévit cette maladie. Et de plus, je suis médecin, pour l'amour du ciel! Après toute l'angoisse, les poussées d'adrénaline et le franchissement de tous les écueils bureaucratiques possibles et imaginables, se pourrait-il qu'on refuse de laisser entrer au Canada ma nouvelle fille adoptive parce que je n'avais pas pensé à la faire vacciner contre la fièvre jaune. La malaria, la dysenterie, la typhoïde, les assassinats, les accidents de la circulation, les rapts, les pirates de l'air, les guerres civiles, les pénuries de carburant, oui. Mais pas la fièvre jaune.

Tâche donc de prendre une profonde respiration et de ne pas paniquer. Essaie d'obtenir du docteur Koki, le merveilleux pédiatre qui travaille pour l'Organisation de l'unité africaine, qu'il te rédige une belle lettre de dispense médicale couverte d'autant de tampons et de sceaux que possible, avant trois heures cet après-midi. Nous y sommes parvenues, mais de justesse.

Depuis que j'avais foulé le sol éthiopien, j'avais dû chaque jour faire appel à toute la présence d'esprit dont j'étais capable. Les expressions musulmanes que j'ai apprises par politesse (Inch Allah (Si Dieu le veut!) et Al Hamdu Lillaahi (Rendons grâce à Dieu) sont devenues aussi fréquentes que ressenties dans mon vocabulaire. Et dire qu'il y a à peine deux ans, j'étais Mademoiselle Indépendance. Oh certes, j'étais spontanée et facile à vivre, enfin plus ou moins, mais d'un autoritarisme rare, réussissant à accomplir un volume de travail impressionnant en jonglant avec 20 tâches à la fois dans l'idée que tout embouteillage dépendait de ma volonté ou de son absence. J'ai rapidement déchanté au cours des premières semaines de mon stage de doctorat en Éthiopie, lorsque j'ai compris que je n'exerçais de contrôle sur rien, en tout cas pas sur mon horaire (en dépit d'un protocole de recherche dont j'étais très fière), pas sur les transports, pas même sur les thèmes de ma recherche qui devaient paraître bien anodins aux yeux de ceux sur lesquels je m'efforçais tant de m'instruire. Et pour cela, je dois dire Al Hamdu Lillaahi, ou Rendons grâce à Dieu, car lorsque j'ai proposé de ramener chez moi un bébé dans un état de malnutrition atroce pour l'alimenter pendant deux semaines, ça n'a été qu'un autre changement dans le calendrier de mes activités de recherche sur le terrain. À la différence près que je suis maintenant sa mère.

L'anthropologie est l'étude de l'humanité, de ses sociétés et de ses coutumes. L'exercice de la médecine m'avait amenée à croire qu'une connaissance de l'anthropologie m'aiderait à soigner mes nombreux patients, que ce soit des mineurs du nord de l'Ontario ou des réfugiés africains. J'avais essayé de soigner un certain nombre de réfugiés somaliens récemment arrivés au Canada, et m'étais souvent retrouvée dans une impasse. Mes patients se plaignaient souvent de douleurs aux jambes, dont je n'arrivais pas à trouver l'origine. Manifestement, la cause de leurs douleurs résidait ailleurs. Je m'intéressais de plus en plus aux expressions culturelles du désarroi psychologique. Les maux de tête et les ulcères caractérisent-ils les Nord-Américains et les douleurs aux jambes les Somaliens? Apparemment, les Somaliens ne cadraient avec dans mon modèle canadien de "croyances et pratiques médicales" et n'étaient pas non plus si bien accueillis que cela par notre bonne société canadienne .

Des dizaines de milliers de Somaliens sont arrivés à Ottawa et Toronto après 1990, fuyant la guerre civile et la famine en Somalie. Même si les Canadiens se considèrent à juste titre généreux, cette générosité n'a pas empêché les tensions qui naissent communément après l'arrivée massive de nombreux immigrants visibles dans une conjoncture économique difficile. Ajoutons à cela l'attente tacite mais perceptible un peu partout selon laquelle les réfugiés doivent être reconnaissants (et rester tranquilles), et il est facile de prédire la suite. Les Somaliens ne sont pas un peuple servile. L'islam qui fait partie de leur culture leur enseigne qu'il n'y a aucune honte à demander l'aide des mieux nantis; la richesse et la pauvreté sont entre les mains d'Allah, même si tous les êtres doivent travailler s'ils en sont capables. Cet affrontement de valeurs et de styles culturels, ainsi que de stratégies d'adaptation (comme le fait d'obtenir le plus grand nombre de cartes d'identité possible) qui avait toute sa raison d'être dans un régime corrompu et imprévisible, mais qui était inacceptable au Canada, a abouti à une méfiance mutuelle et à de nombreux stéréotypages.

J'avais cru que l'expérience des réfugiés somaliens ferait un intéressant sujet de thèse de doctorat, et me suis inscrite à McGill pour travailler sous l'égide de l'anthropologue Allan Young. J'ai passé l'été 1995 et la majeure partie de l'année 1996 à faire des recherches sur les réfugiés somaliens en Éthiopie. Au cours de mes recherches, j'ai rencontré un homme qui avait vécu la guerre de 1977 entre la Somalie et l'Éthiopie. C'était un réfugié qui travaillait pour une organisation cherchant à améliorer les conditions de vie de rapatriés comme lui et d'anciens réfugiés rentrés chez eux dans des villages qui demeuraient entre les mains du gouvernement éthiopien. L'ancien gouvernement de Mengistu Haile Mariam avait confisqué ces terres pour en faire une base militaire après la guerre, et le nouveau gouvernement qui avait succédé à sa dictature avait promis de les restituer à leurs propriétaires. Croyant dans ces promesses, les Somaliens éthiopiens, et des centaines de milliers d'autres réfugiés, étaient rentrés chez eux pour tenter de se refaire une vie. La famille de cet homme serait l'une des sources de "l'expérience de réfugié" que j'espérais acquérir, et comblerait les vides laissés par la science politique et la façon psychologique d'aborder les études sur les réfugiés qui est éminemment individuelle. Je n'avais pas la moindre idée que j'assumerais rapidement le rôle d'"observatrice participante" ou d'apprenante sur le tas.

Rencontre avec Ifrah

Lors de ma deuxième visite dans la maison familiale de cet homme, la grand-mère sortit un bébé emmitouflé à qui elle donnait du thé noir. J'appris que cette petite fille de deux mois avait été alimentée au lait de chèvre, et que cela était sans doute à l'origine des diarrhées dont elle souffrait depuis plusieurs semaines. Une tentative de lui donner de l'"eau sucrée" resta vaine, si bien que la grand-mère se mit à lui donner du thé noir, remède traditionnel contre les diarrhées. Ce bébé souffrait d'une terrible malnutrition et j'offris de lui acheter du lait maternisé, qui était d'un prix prohibitif pour la famille. Je m'étais toujours farouchement opposée au lait maternisé en raison de l'agressivité avec laquelle il est commercialisé et me voilà en train d'en acheter, du Netslé de surcroît, après des années de boycott. Comme de nombreux médecins, je suis d'avis que le lait maternel est ce qu'il y a de mieux pour un bébé. Mais ce bébé n'avait pas de mère et aucune autre femme ne s'était offerte comme nourrice. J'ai appris par la suite que sa mère, Dehabo, s'était vidée de tout son sang après la naissance d'Ifrah. Le bébé était venu vivre dans cette maison, celle de son oncle, car la grand-mère avait offert d'en prendre soin. L'oncle lui avait donné le nom d'"Ifrah", mot arabe qui signifie littéralement "sois heureuse", ou pour les Somaliens "elle est heureuse", "elle est source de joie" ou "une chose merveilleuse que vous trouvez".

Au début, l'enfant allait bien, mais au bout de quelques semaines, elle amorça cette spirale descendante de diarrhées et de malnutrition que l'on voit si souvent dans les pays pauvres. Même si son oncle était nettement plus riche que son père en termes absolus, c'était une famille pauvre. Les parents, la grand-mère, six enfants et maintenant un enfant adoptif, vivaient tous dans une maison de deux pièces sans puits ni eau courante. Lorsque je revins avec le lait maternisé, c'est la fille de 12 ans qui s'occupait du bébé. Je lui appris à stériliser le biberon et l'eau et à préparer le lait. Sur quoi je dus partir, pas trop confiante je l'avoue. L'eau potable n'est pas facile à trouver dans cette région. La famille faisait la cuisine sur un petit feu de brindilles et de feuilles d'eucalyptus séchées. Il n'y avait qu'un biberon et pas de frigidaire. La catastrophe était inévitable, mais je pensais que peut-être l'enfant absorberait suffisamment de calories pour se remettre.

À ma visite suivante, je m'aperçus que la famille avait abandonné tout espoir et attendait la mort d'Ifrah. Je demandai à la voir et me retrouvais en face du dilemme du médecin qui doit intervenir et de l'anthropologue qui ne le doit pas. Il était clair qu'Ifrah était au bord de l'agonie, pour cause de malnutrition et de déshydratation. Il était clair également que pour que cette famille sauve ce bébé, il lui faudrait fournir les efforts héroïques d'un hôpital d'enseignement nord-américain. Je rappelais aux femmes que j'étais médecin et que j'avais accès à des médicaments, à de l'eau, à de la nourriture et à de l'argent. Je leur dis que si c'était la volonté d'Allah qu'Ifrah meure, alors elle devait mourir, mais que si Allah le voulait, peut-être elle vivrait; si elles s'ils étaient d'accord, je pourrais l'emmener en ville pendant quelques jours pour voir si l'on pouvait faire quelque chose pour elle. Elles acceptèrent.

Je me demande encore souvent pourquoi je me suis embarquée dans cette aventure. Peu après mon arrivée en Éthiopie, un homme fut abattu devant moi et je ne fis rien pour lui porter secours, car mes compagnons craignaient que l'on me prenne pour une journaliste et que cela nous mette tous en péril. Essayai-je de me rattraper en aidant ce bébé moribond? Au moment où j'offris de la prendre avec moi dans ma chambre, cela semblait être une décision médicale toute simple. Or j'avais rencontré et superbement ignoré des centaines de mendiants tous ces mois que j'avais passés en Éthiopie. La différence avec Ifrah et sa famille, c'est que je ne pouvais plus faire semblant de ne pas voir. Parmi toutes les tactiques que nous utilisons pour éviter de voir - baisser les yeux, éviter le contact de l'autre ou se dire "ça ne sert à rien" ou "cela ne fait que perpétuer la pauvreté", la vraie solution réside dans "le développement" ou "la révolution" - aucune ne m'était plus utile à ce stade. En d'autres termes, depuis que j'avais connu cette famille, je sentais que j'avais des obligations. Et c'est ainsi que je me laissai motiver par mes émotions et non plus par ma raison.

En rentrant chez moi, je laissai tomber ma recherche et me mis à nourrir le bébé toutes les deux à trois heures. Ce n'était pas une tâche facile : elle était alors tellement dénutrie qu'il me fallut une heure complète pour lui faire avaler à peine 10 ou 15 millilitres de lait maternisé. Je voulais désespérément qu'elle mange le plus possible, à deux mois et demi, elle pesait moins de six livres, soit un faible poids de naissance. Les bébés qui souffrent de malnutrition perdent tout appétit et il faut littéralement les gaver, mais pas trop, sans quoi ils vomissent. Et c'est ce qu'elle n'arrêtait pas de faire, en tordant son minuscule corps tout osseux et en faisant monter en moi des larmes de frustration et de remords.

J'étais sûre qu'elle mourrait la première nuit. Elle était amorphe, apathique, trop malade même pour pleurer. Mais la mort ne voulut pas d'elle et au bout de quelques jours, il me sembla qu'elle avait surmonté le pire. Mais il fallait la nourrir 24 heures par jour et lui changer ses couches, que je lavais à la main pendant qu'elle dormait. (Ma soeur savait exactement sur quelle touche écologique appuyer lorsqu'elle me conseilla des couches jetables en ajoutant "D'ailleurs, ce pays ne souffre-t-il pas d'une pénurie d'eau?". Mais avec mon budget, 35 $ pour un paquet de couches était hors de question.) Une semaine plus tard, Ifrah me regarda avec un sourire. C'est à partir de ce moment que notre relation changea et se transforma d'une relation médecin-patient en quelque chose d'autre, mais ce n'est que lorsqu'elle retrouva des forces et se mit vraiment à crier, demandant la vie et de l'attention, que je ne sus vraiment plus à quels saints me vouer. Au bout de deux semaines, une amie me demanda ce que j'envisageais de faire. J'avais été trop occupée et trop prise par ses soins pour penser à l'avenir, même si je commençais à soupçonner que sa famille voulait la reprendre. Mon amie me conseilla d'envisager l'adoption, ne serait-ce que pour découvrir que c'était impossible et me forcer ainsi à chercher d'autres solutions.

La première famille

En étudiant les possibilités d'adoption, je découvris de nouvelles données sur les débuts d'Ifrah et sur la façon dont les coutumes somaliennes nous avaient fait nous rencontrer. Le père d'Ifrah, Abdullahi, se retrouva seul avec cinq enfants après la mort de sa femme. (Cinq autres étaient morts tandis que la famille était réfugiée à Djibouti.) Il avait perdu sa terre au profit d'une base militaire durant la guerre entre l'Éthiopie et la Somalie à la fin des années soixante-dix, et il subvenait aux besoins de sa famille en ramassant du bois de chauffage, soit un échelon au-dessus de la mendicité dans la façon locale de voir les choses. La mort de sa femme avait durement révélé les limites du "revenu d'emploi" réel de cet homme : la famille avait réussi à survivre grâce au crédit et au soutien d'un réseau d'autres femmes, auquel cet homme n'avait pas accès.

La mort de Dehabo avait révélé sans équivoque un principe fondamental de la société somalienne : un homme ne peut pas élever seul ses enfants. Selon l'Islam, un père est tenu de subvenir aux besoins de sa famille, mais le soin des bébés relève des responsabilités de la mère. Si la mère meurt, le meilleur dispensateur de soins pour l'enfant est la mère de la mère, puis d'autres parents proches de la mère et enfin, les parents du père. Il n'y a généralement pas d'autre option dans le répertoire. Il est pratiquement impensable qu'un Somalien abandonne son enfant pour le faire adopter. Dans le cas qui nous intéresse, il n'y avait aucun parent survivant du côté de la mère. En revanche, les enfants allèrent vivre avec diverses femmes parentes du côté du père, et dans le cas d'Ifrah, avec la mère du demi-frère du père.

La négociation

Après avoir pris soin d'Ifrah pendant plusieurs semaines, je me rendis compte que ce n'était pas l'histoire simple d'un médecin étranger soignant un enfant avant de le restituer à sa famille. Un processus de négociation complexe et essentiellement flou s'engagea entre moi, l'oncle, les femmes, la communauté, d'autres Somaliens, des Éthiopiens et des étrangers. La question était de savoir si Ifrah retournerait chez son oncle lorsqu'elle serait rétablie et si son oncle la refilerait à un tiers, provisoirement ou à titre permanent. Pour ma part, j'étais venue en Éthiopie pour y faire des recherches, pas pour y adopter un bébé, et ma position était qu'elle devait retourner vivre chez ses parents. Je m'y étais attachée, mais détestais l'impérialisme culturel qui régit si souvent les adoptions internationales, l'idée que les enfants pauvres doivent être sauvés de l'ignorance et de la pauvreté (dans cet ordre) et élevés dans de "bons foyers" à l'étranger. Or mon impression dominante était que les enfants somaliens sont pauvres, mais qu'on les aime et qu'on en prend bien soin.

Mais il fallait que quelqu'un prenne soin d'Ifrah, et personne ne se présenta. La famille se tenait loin de nous. ("Nous ne voulions pas que vous ayez l'impression que nous vous épiions pendant que vous vous occupiez d'elle", fut l'explication que m'offrit l'oncle; "Ils ne voulaient pas que vous pensiez qu'ils voulaient la récupérer" fut celle avancée par d'autres.)

La famille se mit à dire que j'étais la mère d'Ifrah vu que celle-ci me connaissait etc. Peu à peu, je réussis à me convaincre que j'étais moralement et affectivement contrainte de lui tenir lieu de mère. Mais je ne savais toujours pas ce que la famille voulait au juste. L'oncle n'avait rien dit ni rien signé, et en dépit des messages qui m'étaient transmis par la grand-mère, la tante et d'autres membres de la famille, l'essentiel fut dit par la grand mère : "Nous ne pouvons rien décider; ce sont les hommes qui prennent les décisions.".

Le shir

Au bout d'un mois, on me conseilla de demander un shir, une réunion publique des anciens membres du clan et d'autres hommes concernés, pour régler la question en public. Il y avait deux points de vue conflictuels au sein de la communauté.

D'un côté, il y avait ceux qui pensaient que la famille de l'oncle avait pris cette enfant à cause des règles de parenté qui l'y contraignaient, qu'elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour elle, que la petite avait frôlé la mort, que personne d'autre n'avait offert de l'aider et que j'avais manifestement été envoyée par Dieu pour lui épargner son sort et une vie rude en Éthiopie. De l'autre côté, il y avait ceux qui étaient d'avis qu'il était impensable que la famille élargie ne puisse pas prendre soin d'un des siens, et surtout impensable de l'offrir à une infidèle, encore que celle-ci "comprenait ce qu'est l'humanité" et qu'elle "serait récompensée par Dieu". Même si l'oncle insista pour dire que c'était une affaire privée, il régnait déjà un certain état de confusion dans la communauté. D'aucuns me soupçonnaient de vouloir voler une enfant musulmane somalienne, peu importe que je la garde pour moi ou que je lui trouve une famille d'adoption.

Le shir eut lieu dans une maison très simple, les participants étant assis sur des nattes. J'y fus admise comme médecin, par conséquent comme homme respectable. La réunion était éminemment stylisée et très peu formelle, et même si moins d'une douzaine d'hommes assistaient aux deux séances, le shir constitue un consensus et une obligation communautaires.

Le jugement fut qu'Ifrah serait restituée à la famille de son oncle, que telle avait toujours été l'intention de la famille, même s'il était regrettable qu'Ifrah ne profiterait pas des avantages d'une éducation "européenne", et que le clan dans sa totalité était désormais responsable de son bien-être. Ce jugement fut prononcé sans grande argumentation, révélant par là que l'idéologie du soin d'une enfant est une question de clan, d'honneur somalien et musulman. Ifrah resterait chez moi comme dans un centre de réadaptation jusqu'à ce qu'elle ait pris suffisamment de poids pour avoir une chance raisonnable de résister à la prochaine infection inévitable, mais une femme du clan viendrait s'en occuper chez moi. J'ai du mal à me rappeler ce que je ressentis à ce moment. J'avais un peu perdu pied avec la réalité, un mois s'était écoulé dans un nuage de fatigue, d'angoisse et d'amour. J'étais en paix avec moi-même, pensant que c'était sans doute la meilleure décision et que peut-être, je pourrais devenir une tante indulgente pour cette enfant. J'avais l'impression que rien ne changerait vu qu'Ifrah continuerait de vivre avec moi. Je n'avais jamais vraiment envisagé la possibilité de devenir sa mère, ni de la rendre à sa famille, ce qui signifiait que j'acceptais entièrement qu'elle soit élevée selon leurs coutumes et non les miennes, et qu'elle avait 20 pour cent de chances de mourir avant son cinquième anniversaire. Je savais qu'il fallait que je commence à m'en détacher et je rédigeai alors un article intitulé "L'absence de mère : le sexe, l'amour et les devoirs dans la survie d'une enfant somalienne", ce qui est le meilleur moyen d'évacuer pour une universitaire. J'espère toujours faire publier cet article, mais s'il est accepté aujourd'hui, il me faudra en changer la conclusion.

En définitive, Ifrah est restée auprès de moi. Aucune parente ne s'est présentée pour en prendre soin. Au cours des cinq mois suivants, je me suis rendue fréquemment au village de naissance d'Ifrah pour parler d'adoption à son père. Les villageois étaient impatients de voir l'enfant, qu'ils avaient connue comme nouveau-né à l'époque où la vie de son père avait basculé après la mort de sa mère. Ils étaient ravis de voir que l'enfant allait bien, qu'elle était rondelette, en santé et qu'elle semblait heureuse. Mais j'avais peur. Qu'adviendrait-il s'ils changeaient d'avis et qu'ils voulaient la récupérer? Je ne voulais pas l'abandonner, même si dans mon esprit, la question était encore assez complexe sur le plan éthique. Après avoir envisagé quantité d'options, notamment l'adoption par une autre famille, nous en vînmes à la conclusion que la meilleure solution était que je l'adopte. Et c'est le 22 juillet 1996 que je devins officiellement la mère d'Ifrah.

Nous avons maintenant survécu à notre premier hiver ensemble à Montréal, nous rendant à Ottawa deux jours par semaine pour le travail, essayant de rédiger une thèse et formant avec mon partenaire une famille dont les racines s'étendent jusqu'à l'Ukraine, l'Argentine, l'Éthiopie, la Somalie et le Canada. Et nous continuons de faire appel à toute la présence d'esprit dont nous sommes capables. Al Hamdu Lillaahi.

Née à Toronto, Christina Zarowsky, âgée de 36 ans, est diplômée de l'École de médecine de l'Université McMaster et de la School of Public Health de Harvard, et elle espère obtenir son doctorat en anthropologie à McGill avant la fin du siècle.