ALUMNI QUARTERLY
WINTER 1996
Une histoire sociale des idées au Québec de 1760 à 1960 ou
L'intérêt réel de l'histoire intellectuelle du Québec francophone réside dans la mise à jour de perceptions nouvelles du passé

par Yvan Lamonde

Nous ne disposons pas au Canada d'une synthèse de l'histoire intellectuelle du pays. On trouve certes des travaux sur des périodes limitées de l'histoire culturelle canadienne ou sur des aspects ponctuels: les réformateurs sociaux, le darwinisme, l'itinéraire intellectuel de tel ou tel individu. Mais de synthèse qui montrerait la genèse et le développement d'une culture canadienne différenciée des cultures des métropoles et de la culture étatsunienne, point.

Mes vingt-cinq ans de recherche et d'enseignement à McGill ont toujours visé un seul objectif: écrire une histoire intellectuelle du Québec francophone. On verra par la suite que le choix de la culture francophone n'exclut pas la considération de la culture britannique et canadienne-anglaise; mais l'accent est mis sur la culture et les courants d'idées de la société francophone. Un autre collègue de McGill fera peut-être un jour l'histoire sociale des idées de la communauté anglo-québécoise...

L'histoire sociale des idées s'emploie d'abord à connaître ceux et celles qui produisent les idées, les groupes sociaux qui les formulent, le plus souvent en fonction de leurs intérêts et de leur position dans la société. Ces déterminations sociales de la culture sont particulièrement évidentes, par exemple, dans les débats autour du système scolaire, dans son organisation, son contenu, son orientation. L'histoire sociale des idées exige aussi d'analyser les circuits de diffusion des idées, que cette diffusion se fasse par la culture orale ou par la culture de l'imprimé. Enfin, il faut s'y soucier de la pénétration sociale des idées, de leur consommation, de leur réception. Jusqu'où tel courant d'idées de la bourgeoisie de professions libérales ou de l'Eglise catholique romaine pénètre-t-il les milieux populaires? Comment est-il reçu? Qu'en retient-on?

Mais l'intérêt réel de cette histoire intellectuelle du Québec francophone réside plutôt dans ses conclusions, dans la mise à jour de perceptions nouvelles du passé. Je formule de façon humoristique une conclusion générale de mes recherches dans l'équation suivante: Q = - (F) + (GB) + (USA)2 - (R) qui signifie que, dans la culture québécoise, la France est moins importante qu'on peut le croire, que la culture britannique l'est davantage qu'on est prêt à le reconnaître, que l'influence culturelle des Etats-Unis est la plus sous-estimée des déterminations et que la culture romaine, celle de l'Église catholique, fut autre dans les faits que celle que l'on pensait qu'elle fût.

Le Québec, une «Nouvelle-France»?

À vrai dire, la France n'occupe pas dans l'identité multiséculaire des Québécois francophones la place qu'ils lui accordent traditionnellement et spontanément. Il faut bien reconnaître que les colons français s'étaient déjà fort «canadianisés» avant la perte de la colonie au profit des Anglais en 1760. Il y a aussi lieu de constater que si la «Conquête» a laissé un évident sentiment de nostalgie, elle a laissé un égal sentiment d'abandon et de distance. Les «Quelques arpents de neige...» traduisent bien le sens général de la politique coloniale française de l'Ancien Régime. Ajoutons à cela que, depuis la Révolution de 1789 et surtout depuis la Terreur de 1793, il y a pour les Québécois francophones deux France: la France d'avant 1789, monarchique et religieuse - celle du «bon» Roi et celle de Bossuet- , et la France de 1789, républicaine et laïque. Le courant contre-révolutionnaire a traversé l'histoire politique et religieuse du Québec tout autant sinon plus que le courant prorévolutionnaire. Cette réalité a une signification: il n'y a pas de France unanime au Québec et cette dualité sinon ce dualisme de la perception de la France «divise» des Québécois déjà éloignés de l'Hexagone. On en prendra pour indice plus contemporain la double allégeance à Pétain et à de Gaulle durant la Deuxième Guerre mondiale.

La question de la langue, du type de français parlé d'un côté comme de l'autre de l'Atlantique, est un bon révélateur d'une différence réelle entre la France et le Canada «français». Depuis le début du XXe siècle, on s'emploie à montrer les ressemblances et les différences entre les deux parlers. Le «joual» des années 1960 - phonétisation locale de cheval - fut dénoncé par Jean-Paul Desbiens alias le Frère Untel («Parler joual, c'est penser joual») mais promu au rang de moyen de distinction avec le français parlé en France et de stratégie de désaliénation à l'égard de Paris. À telle enseigne que «bien parler» français au Québec aujourd'hui ne signifie pas parler comme à Paris. Accent pour accent, le marseillais vaut bien le québécois, peuchère! Mais il est devenu clair que la langue constitue le creuset par excellence tout autant de ressemblance que de différence, et ce pas automatiquement au profit de la France hexagonale. De la désaliénation même, il est résultée une conscience claire d'une différenciation.

On pourrait multiplier les exemples de prise de distance - polémique de 1947 à propos de la littérature française et de la littérature canadienne-«française», débat de 1972 relatif au projet de contrôle de la librairie québécoise par le groupe français Hachette, contentieux toujours vivant des films étasuniens traduits ou postsynchronisés au Québec refusés par une France qui protège son industrie cinématographique - , mais l'important consiste à dégager la signification de ces distances géographique, linguistique, historique et culturelle: le Québec n'est pas une «Nouvelle» France... et les Français sont nos «cousins» mais de quel degré...?

Une «Nouvelle-Angleterre» alors?

On s'en souviendra peut-être: l'interprétation du sens de la «CONQUÊTE» a déchiré les historiens québécois et quelques historiens anglo-canadiens à la fin de la décennie 1950. Et puis ce fut le silence sur cet événement manifestement significatif, qui mettait en cause l'ensemble des valeurs individuelles et collectives des «Canadiens» de l'époque, c'est-à-dire les Québécois francophones. Mais lorsqu'on relativise, au départ, l'image de la France chez les Canadiens de l'époque, la conquête militaire fut pour beaucoup de ces gens, qui n'avaient connu de toute éternité que la monarchie de droit absolu, qu'un changement de Roi. Et puis, vingt ans après la conquête, les Canadiens se sont joints aux britanniques de la colonie pour réclamer les «libertés anglaises» et en particulier une Chambre d'Assemblée. Le jour où Londres octroya au Bas-Canada les instituions parlementaires et le «Rep by Pop», l'admiration pour la Constitution Britannique éclipsa celle pour la France napoléonienne et on se félicitait parmi les députés et les journalistes francophones de cette chance de connaître ces libertés anglaises.

Aux yeux des membres du Parti canadien devenu le Parti Patriote en 1827, la Chambre des communes de Londres demeura jusqu'en 1830 sinon jusqu'en 1837 le lieu de toutes les attentes pour régler les conflits dans la colonie. A vrai dire, ce n'est qu'en 1837, lorsque les Résolutions de lord Russell vinrent débouter les attentes décrites dans les 92 Résolutions de 1834 que l'image de l'Angleterre se modifia chez les Canadiens et que l'on se mit à chercher un autre lieu pour placer ses attentes.

Cette loyauté se divisa avec et après l'Union de 1840. L'église catholique romaine, qui avait dès 1763 témoigné sa loyauté aux autorités nouvellement établies et qui avait, grâce à ce loyalisme un peu zélé, retrouvé son droit à l'existence légale, continua de prêcher l'ordre et la soumission à l'autorité britannique. Un courant de loyalisme politique se constitua avec La Fontaine et Cartier - deux «Sir» - qui trouva son accomplissement en Sir Wilfrid Laurier dont le discours de 1877 sur le libéralisme confirme précisément cette analyse du regard des Canadiens sur l'Angleterre. En effet, pour que Laurier puisse, en 1877, proposer que le libéralisme canadien et canadien-français venait de l'Angleterre réformiste de 1688 et non de la France révolutionnaire de 1789 et surtout de 1793, il fallait bien qu'outre l'histoire personnelle de Laurier, il y eut dans l'histoire politique du Québec une reconnaissance positive des institutions britanniques. Dans ce discours électoraliste, Laurier pouvait gommer certains aspects de l'admiration pour la République française, mais son propos paraissait crédible.

Henri Bourassa prit le relais au tournant du XXe siècle en tentant de rappeler Sir Wilfrid à l'ordre, lui qui donna assez fortement dans l'impérialisme. Bourassa, qui connaissait très bien l'histoire de la Grande-Bretagne et celle de ses relations avec le Québec, apparut aux impérialistes anglo-canadiens comme un empêcheur de tourner en rond, et pour une minorité de Canadiens, le formulateur d'un nationalisme canadien, soucieux d'une plus grande autonomie du Canada à l'égard de l'Empire et d'une plus grande autonomie des provinces à l'égard du pouvoir central. Quand on se rappelle que Bourassa fut un proche parent de Papineau, il n'est pas banal de penser que ces deux nationalistes au nationalisme différent ont chacun, à leur façon, revendiqué une autonomie coloniale plus grande à l'égard de la métropole.

Et à part quelques manifestations - contre l'appellation «Queen Elizabeth Hotel» d'un hôtel du Canadien National à Montréal en 1955 et lors de la visite de la reine Elizabeth II transformée en «samedi de la matraque» le 10 octobre 1964 - , l'image et la réalité de l'Angleterre au Québec allaient s'estomper après Bourassa.

Yankees, come home?

On le sait: les Yankees sont venus en 1774 et en 1775 proposer aux Canadiens et aux coloniaux britanniques de se joindre à leur projet d'Indépendance. Si, dans l'ensemble, les Canadiens leur présentèrent une «bienveillante neutralité», la tentation américaine fut néanmoins sérieuse. Mais l'ambivalence des Canadiens à l'égard des Yankees s'explique: d'ex-Français devenus sujets britanniques en 1763 pouvaient avec raison se demander ce qui pourrait advenir d'un nouveau changement d'allégeance, le troisième en dix ans!

L'attrait américain et républicain connut une nouvelle ferveur vers 1830 au moment où, dubitatifs à propos de la volonté de Londres d'écouter les griefs des Canadiens et de satisfaire à leurs demandes, le Parti Patriote et son chef, Louis-Joseph Papineau, se mirent à regarder de plus en plus du côté des États-Unis. Le modèle politique étasunien plaisait aux Patriotes précisément parce que le Sénat y était électif, ce qu'ils espéraient pour le Conseil législatif bas-canadien, cause de tous les conflits coloniaux.

Le moment décisif de la perception québécoise des États-Unis date du milieu du XIXe siècle. Au moment où les nations se cherchent un «Destin manifeste», se formule dans les milieux conservateurs l'idée d'une «vocation de la race française en Amérique», vocation spirituelle sinon catholique des Canadiens français dans une Amérique mercantile et matérialiste. Rien de moins! Les Québécois francophones allaient mettre un siècle à rejeter cette idée et à s'ajuster à la réalité de l'Amérique. En effet, à partir du moment où, en 1945, ils devinrent eux-mêmes des consommateurs de cinéma, d'automobiles, de publicité, d'électro-ménager et de télévision, il devenait gênant sinon contradictoire de dénoncer le «matérialisme» lorsqu'on y adhérait avec enthousiasme... Acceptant aujourd'hui leur «américanité», beaucoup de Québécois francophones se définissent comme... des Américains parlant français.

Une «petite Rome»

L'expression est de Mgr Bourget, qui fit de sa cathédrale, boulevard René-Lévesque, une miniature de Saint-Pierre de Rome. Rome fut pour l'Église catholique romaine le lieu de toutes les attentes et de toutes les chicanes intestines du clergé. On en attendait beaucoup, en particulier au moment des crises scolaires du Manitoba et de l'Ontario ou au moment du conflit entre évêques catholiques francophones et anglophones ontariens. Henri Bourassa commença à deviner les réserves de Rome lorsqu'on lui fit regretter d'avoir associé, en 1910, la défense de la religion et de la langue face aux affirmations de l'archévêque catholique de Westminster, Mgr Bourne, qui trouvait risqué pour la religion qu'on l'associât trop à la langue ou à une culture. L'ouverture des archives vaticanes relatives à cette période révèle qu'aux yeux de Rome, le catholicisme québécois constituait certes la base du catholicisme canadien, mais il représentait une minorité dans la plus grande catholicité nord-américaine du Canada et des Etats-Unis. Cette perspective anglo-saxonne sur le catholicisme était tout autre que celle qu'on croyait être la position de Rome...

Et alors?

Cette relecture des relations du Québec avec ses «capitales» politiques et culturelles permet de voir la complexité et la richesse de l'identité québécoise. Si les Québécois francophones éprouvent quelque difficulté à définir leur identité, c'est qu'elle est en bonne partie complexe et riche. Il me semble aussi qu'ils ont fait la preuve qu'ils étaient désireux et capables d'ouverture, d'assimilation du différent. La reconnaissance de cet héritage polyvalent constitue le gage d'une culture publique commune possible.


Historien, professeur au département de langue et littérature françaises, Yvan Lamonde s'est vu attribuer pour deux ans la prestigieuse bourse Killam de recherche pour rédiger une Histoire sociale des idées au Québec (1760-1960). Il a obtenu en 1995 le Prix du Gouverneur Général du Canada, section des essais en français, pour sa biographie de Louis-Antoine Dessaulles (1818-1895), un seigneur libéral et anticlérical (Montréal, Fides)

TABLEAUX

Ci-haut: Jean Paul Lemieux, Notre-Dame protégeant Québec, 1941

À droite: Jean Paul Lemieux, Patineurs à Montmorency, 1939