ALUMNI QUARTERLY
SPRING 1998

Matrox est une compagnie d'électronique montréalaise bien connue des maniaques de l'informatique, mais méconnue des Montréalais. C'est à se demander pourquoi: elle emploie pourtant 1000 personnes, exporte 99 % de ses produits et vient de franchir le milliard de dollars de chiffre d'affaires -- une croissance de 1000 % en quatre ans! Les meilleurs jeux vidéo, les scanneurs, les moniteurs de la bourse de New York dépendent d'elle. Son succès phénoménal et sa longévité -- elle a 21 ans -- en font une pépinière de talent pour toute l'électronique québécoise.

C'est que la discrétion est une vertu chez ce fleuron de l'électronique du Québec, caché derrière une butte et un échangeur le long de l'autoroute métropolitaine, entre Dorval et Saint-Laurent, dans l'ouest de l'île de Montréal. Il sort très peu d'informats de Matrox même si tout est ouvert... à l'intérieur. Le siège social de Dorval s'inspire de ce qu'il y a de mieux à Silicon Valley, La Mecque californienne de l'électronique. Le vaste im-meuble abrite un centre de recherche, une usine d'assemblage, une garderie, un gymnase comptant 200 appareils. Les corridors vitrés, assez large pour faire pousser des arbres par endroits, s'ouvrent sur de vastes entassements de postes de travail cloisonnés. Les techniciens chargés de la veille technologique travaillent dans une sorte d'aquarium vitré à la vue des passants.

Le président, Lorne Trottier, BEng'70, MEng'73, n'aime pas se péter les bretelles. «Je n'aurais jamais cru que ça irait si loin et si vite», dit-il au cours d'une rare entrevue, dans son bureau en coin ouvert, sans porte, décoré de photos de galaxies. Sur une patère, il y a un sarrau bleu. Pas de veston. «Le succès repose sur peu de choses: une bonne idée, un produit qui arrive à temps, du bon personnel. Alors je reste modeste.» C'est la devise officieuse de Matrox.

Certains employés de Matrox apprenaient encore à parler lorsque Trottier et son associé, Branko Matic, choisissent leur spécialité avant de créer la compagnie en 1976: les circuits accélérateurs. La présentation visuelle demande énormément de mémoire à un ordinateur et l'affichage, surtout si l'image bouge, peut être d'une lenteur désespérante. Les progrès dans les circuits accélérateurs permettent un affichage plus rapide, des images de plus grande taille et à plus haute résolution.

Dans les années 1980, Matrox -- acronyme de MAtic et TROttier -- devient fournisseur des principaux fabricants d'ordinateurs tels Hewlett Packard, IBM, Digital Equipment, NEC. Ses circuits accélérateurs très haut de gamme sont la pièce maîtresse des moniteurs des bourses de New York et Chicago, des scanneurs de GE Medical Systems, des studios de montage des plus grandes chaînes de télé. Ils servent autant au raffinage pétrolier qu'au comptage des globules rouges. En 1986, Matrox remporte -- contre Sony! -- un mirifique contrat de l'armée américaine: 223 millions de dollars pour la création d'un système de formation multimédia qui requiert, chose inouïe il y a 10 ans, une communication instantanée entre le disque dur et l'écran.

Matrox traverse des eaux tumultueuses en 1990-92 parce qu'elle vend trop cher. Dix ans plus tôt, la compagnie faisait ses choux gras en vendant à gros prix à un petit nombre de clients qui ne regardaient pas à la dépense. Mais au début des années 1990, les ordinateurs se vendent moins cher que jamais et leur usage tend à se démocratiser.

Lorne Trottier et son associé sauveront la compagnie en investissant cinq millions de dollars pour inventer une nouvelle puce à très haut rendement qui sera le fondement de leurs nouveaux circuits économiques pour le grand public. En moins d'un an, les ingénieurs de Matrox réussissent à intégrer sept puces en une seule puce 14 fois plus rapide, véritable sandwich miniature d'un centimètre carré -- le pain, ce sont 17 couches de silicone, et la viande, les circuits en or aussi minces qu'un micron. «Nos concurrents croyaient qu'on était fou», se souvient Lorne Trottier.

La croissance en fusée de Matrox repose presque entièrement sur cette nouvelle puce. Elle en a vendu dix millions installées dans ses cartes Mystique et Millenium, qui font le bonheur des amateurs de jeux vidéo. Elles se vendent moins de 200 dollars dans les magasins d'électronique et il suffit d'ouvrir le boîtier de l'ordinateur pour l'installer. La compagnie a reçu des centaines de prix pour son produit, qui a déclassé ceux de la concurrence. Elle détient maintenant 30% du marché, estimé à environ trois milliards de dollars.

On a rarement vu un sous-traitant connaître un tel succès dans la vente au détail. Mais même si les trois quarts du chiffre d'affaires de Matrox proviennent des ventes de son nouveau circuit pour le grand public, la compagnie a également réussi à doubler ses activités traditionnelles dans le champ des accélérateurs haut de gamme. Ce secteur, qui relève davantage de Branko Matic, agit comme une sorte de réservoirs d'idées pour les futurs produits destinés au grand public.

Matrox est une société fermée et elle n'est pas près d'être cotée en bourse, ce qui est peu fréquent dans ce secteur où les actions de compagnies prometteuses se transigent parfois à 20, 30, 50 fois les profits. «Le moral des employés aurait tendance à varier avec le cours de l'action, qui n'a souvent rien à voir avec la situation réelle. Si le prix tombe, on perd du personnel. C'est ce qui se passe dans Silicon Valley, sauf qu'à Montréal, je n'ai pas les possibilités de recrutement pour perdre qui que ce soit. La Bourse demande une gestion à court terme qui est contre-productive dans notre domaine car il faut investir des sommes importantes en recherche. Et nos sujets de recherche les plus prometteurs sont naturellement secrets», dit Lorne Trottier, qui préfère nettement le génie et les choix de technologie aux assemblées annuelles et aux cascades de communiqués.

Branko Matic et Lorne Trottier, les seuls actionnaires sont deux hommes riches, mais ils ne parlent ni de leur salaire, ni de leurs dividendes, ni de leur fortune personnelle, ni de leur résidence, ni du lieu où ils passent leurs rares vacances. Leur discrétion maniaque tranche dans une industrie où les entrepreneurs sont plutôt extrovertis et prompts à faire parler d'eux pour mousser le cour de leur action ou entretenir leur ego.

Lorne Trottier, qui a grandi à Montréal, est le fils d'un livreur de pâtisseries. Il tient son accent anglais de sa mère, une anglophone. Ce passionné d'électronique fabriquait ses propres walkies-talkies et faisait de la radio amateur à 11 ans. «Je m'intéressais à toutes les sciences et j'ai été fort déçu à 13 ans quand j'ai compris que je devrais me spécialiser. J'ai choisi l'électronique parce que c'était mon passe-temps.» Premier de classe pendant ses études à l'école secondaire Baron Byng (maintenant l'immeuble de Sun Youth), il a eu du mal à s'adapter les trois premières années à McGill. «Comme bien des jeunes qui ont des difficultes quand ils passent du secondaire a l'universite sans transition, j'ai eu du mal a m'adapter. J'etais premier de classe au secondaire et j'ai trouve l'environnement academique nettement plus competitif. Sans compter les parties!» Ce qui ne l'a pas empêché de finir premier de classe au terme de sa cinquième année de baccalauréat en 1970. «J'ai fait ma thèse de maîtrise sur la compression de données pour la voix. C'était pas mal flyé à l'époque!»

Les deux associés sont à ce point discrets que Branko Matic ne veut même pas se faire voir par la presse. Lorne Trottier ne paraît bavard qu'en comparaison. C'est donc lui qui est est monté au front lors du référendum. Il s'est attiré les foudres des souverainistes en affirmant que son projet d'investissement de 300 millions de dollars serait dirigé en Floride advenant un oui majoritaire, ce qui lui a valu quelques menaces sans suite.

Son sujet de prédilection, c'est cependant la formation scientifique, préoccupation constante dans une entreprise qui investit plus de 10 % de son chiffre d'affaires dans la recherche et le développement. «Nous livrons une véritable guerre de recherche à nos concurrents», dit-il. Cela est d'autant plus vrai depuis la concurrence a maintenant ciblé Matrox comme la compagnie à battre.

Le recrutement de personnel qualifié est le problème numéro un de Matrox. Les employés de cette industrie sont particulièrement mobiles: ils restent en moyenne sept ans chez Matrox, ce qui est très long dans l'industrie. Seulement pour se maintenir à flot, Matrox doit embaucher 150 candidats par année. En 1996, elle a accueilli 200 stagiaires -- plus du tiers de tous les diplômés en génie électrique au Québec.

Très reconnaissant envers l'université qui lui a octroyé une bourse, Lorne Trottier s'investit dans la formation des ingé-nieurs à McGill et à Polytechnique. Il vient de se joindre à un comité de sept industriels créé par la faculté de génie de McGill pour réviser le contenu des cours et leur pertinence. Dans le cadre de la campagne de financement du Fonds pour le vingt et unieme siecle. «The McGill Twenty-First Century Fund», il a remis au département de génie électrique et informatique 200 000 dollars d'équipe-ments informatiques pour un nouveau laboratoire. Ce n'était pas une première. Il y a sept ans, il avait déjà fourni 20 ordinateurs et les cartes graphiques les plus puissantes afin que le département puisse offrir un cours de conception de puces. Les deux premières années, il a même fourni le professeur, un ingénieur de Matrox, charge qui a été reprise par un professeur de la faculté. Sur les 50 élèves qui suivent ce cours, l'un des plus difficiles puisqu'il vise à créer un circuit, la moitié sont embauchés chez Matrox. «Lorne croit profondément que l'industrie et l'université sont faites pour collaborer ensemble et qu'il doit embau-cher au Québec parce que Matrox est éta-blie ici», dit John Dealy, doyen de la faculté.

L'ennui, c'est que peu d'informaticiens étrangers veulent venir au Québec, pour des questions politiques, linguistiques et climatiques, alors que de plus en plus d'ingénieurs québécois mettent les voiles vers Palo Alto ou Redwood City, à la recherche des salaires mirobolants et d'un climat où il fait bon vivre. «Heureusement, le climat de recherche est heureusement excellent au Québec. Les crédits d'impôt sont inégalés, il y a toutes les universités qu'on veut et le personnel est exceptionnellement stable. Dans notre domaine, il faut faire attention aux détails et cette stabilité présente un très gros avantage», dit Ed Dwyer, vice-président exécutif chez Matrox.

Le climat fiscal du Québec est bien meilleur que son climat tout court. En effet, la province est l'un des gouvernements les plus généreux en Occident, offrant des crédits d'impôt sur la recherche supérieurs à tout ce qui s'offre ailleurs. Ces congés fiscaux, qui s'appliquent tant aux dépenses de personnel que d'équipement, sont entièrement remboursables même si l'entreprise, en démarrage, ne doit pas un sou au fisc. Québec rembourse 80 % des contrats de recherche universitaire et offre même un congé d'impôt personnel de deux ans pour tout chercheur étranger qui vient s'établir au Québec. C'est ce genre d'environnement qui explique, en partie du moins, l'essor des industries électroniques, aéronautiques et pharmaceutiques au Québec depuis 15 ans.

Mais malgré cet environnement favorable, Matrox maintiendra-t-elle son avance? Trottier refuse de jouer les optimistes. Depuis 1996, son chiffre d'affaires a augmenté beaucoup plus vite que sa capacité d'embauche. Matrox vient donc de franchir le Rubicon en ouvrant deux centres de recherche en Floride et à Toronto -- elle y regroupera 300 ingénieurs d'ici trois ans -- et peut-être un autre à Grenoble en France en 1998. «Il se peut qu'on ait des difficultés cette année parce que le développement de produit a pris du retard. Alors, je n'ai pas de temps à perdre. C'est une course très intense.»