ALUMNI QUARTERLY
SUMMER 1998

Une nouvelle drogue fait tous les jours de nouveaux adeptes chez les étudiants nord-américains de niveau secondaire et collégial et celle-ci ne s'injecte, ne se fume ni ne s'avale. Même si on la qualifie souvent «d'invisible », la dépendance aux jeux de hasard et d'argent est, pour un nombre grandissant d'étudiants, aussi prenante -- et destructrice -- que le crack.

Le Dr. Jeffrey Derevensky, professeur de psychopédagogie et de counselling, essaie d'identifier les causes de ce phénomène et la façon de l'aborder. Avec l'aide d'un groupe d'étudiants de 2ieme et 3ieme cycle, Derevensky dirige 24 études différentes sur le phénomène du jeu chez les jeunes. Les résultats sont alarmants.

«De quatre à huit pour cent des adolescents aux États-Unis et au Canada éprouvent un grave problème de jeu, à tel point qu'on considère leur état pathologique. De dix à quinze pour cent d'autres risquent d'être aussi fortement atteints. Les coûts que cela entraîne pour la société sont prodigieux.»

Derevensky a mené une enquête sur le jeu compulsif pendant près de cinq ans. Ses recherches, en majeure partie financées par Loto-Québec depuis 1994, sont en fait la continuité inusitée de recherches précédentes qui portaient sur le jeu chez les enfants.

«Une de nos études les plus anciennes a révélé que ceux et celles qui utilisent fréquemment les jeux vidéo sont beaucoup plus portés à pratiquer les jeux de hasard et d'argent que ceux qui ne jouent pas aux jeux vidéo. Cette étude nous a fait découvrir que les jeux vidéo entraînent un transfert d'apprentissage et une illusion de contrôle qui, par la suite, sont appliqués aux activités liées au jeu.»

Selon Derevensky, ce transfert d'apprentissage est inopportun et dangereux. «Plus on joue avec les jeux vidéo, plus on devient meilleur. En réalité, les événements qui semblent survenir de manière si aléatoire à l'écran ne sont en rien dus au hasard. Ils obéissent à des règles et c'est pour cette raison que les joueurs s'améliorent d'une fois à l'autre.

«Ces mêmes joueurs croient, à tort, qu'ils pourront jouer de mieux en mieux avec les machines à sous et les appareils de loterie vidéo, par exemple. Cela les encourage à continuer.»

De nombreuses publications traitant de ce phénomène, tout comme les recherches de Derevensky, ont établi que la plupart des joueurs pathologiques ont commencé à jouer avant l'âge de quinze ans. Certains n'avaient même que neuf ou dix ans. Devant ce fait, une question surgit : comment expliquer que le nombre de jeunes joueurs soit si élevé aujourd'hui et que plusieurs d'entre eux soient incapables de se contrôler ?

La raison principale est l'accès au jeu. «Les jeunes d'aujourd'hui,» commente le chercheur, «sont les premiers d'une génération pour qui l'accès au jeu est si aisé. Auparavant, les premières sorties dans un bar constituaient le rite de passage le plus répandu. Bien des jeunes préfèrent maintenant aller au casino.» Le Casino de Montréal, inauguré en 1993, a été agrandi deux fois depuis lors et est maintenant ouvert jour et nuit. Pendant cette période, des appareils de loterie vidéo, qualifiés de «crack des joueurs», ont été installés dans presque tous les bars de la ville.

Derevensky dit que le risque de devenir un joueur pathologique est deux fois plus élevé chez les adolescents et chez les jeunes adultes que chez les personnes plus âgées.

«Les adolescents, plus particulièrement les garçons, sont davantage séduits par les activités comportant un risque que les adultes. Voilà pourquoi très peu d'adultes font du saut en bungee. Aussi, tant et aussi longtemps que les jeunes consi-dèrent le jeu comme une entreprise excitante et risquée, ils y sont attirés.»

Mais qu'est-ce qui les pousse à toujours revenir au jeu ? Selon Rina Gupta, étudiante au doctorat en pédopsychologie appliquée et coordonnatrice des recherches du Dr. Derevensky, les premières expériences sur le béhaviorisme effectuées par B. F. Skinner expliquent en partie ce fait.

«Les premières recherches sur les rats ont permis de constater que l'animal appuie sans arrêt sur le levier qui ne distribue qu'occasionnellement de la nourriture comme récompense. Les psychologues appellent cela le «renforcement intermittent». Par contre, le rat qui obtient de la nourriture chaque fois qu'il appuie sur le levier est moins enclin à répéter ce geste puisqu'il peut recevoir sa récompense n'importe quand.»

L'équipe de Derevensky a observé que ce même méca-nisme psychologique s'applique au comportement du joueur.

«Les joueurs ne maintiendraient pas ce comportement s'ils perdaient tout le temps,» affirme Rina Gupta. «C'est parce qu'ils savent qu'ils finiront bien par gagner qu'ils continuent à jouer. Par exemple, bien des utilisateurs d'appareils de loterie vidéo ont tendance à persister si la machine n'a rien donné depuis longtemps: ils se disent que cette fois sera la bonne.»

Parallèlement à ses activités de chercheur, Derevensky offre des séances gratuites de consultation à un nombre croissant de jeunes joueurs dont l'âge varie de quatorze à vingt et un ans. Le chercheur ne leur demande pas d'argent parce que, dit-il, les joueurs compulsifs n'en ont jamais.

David (prénom fictif) a 19 ans et il étudie au cégep. Lorsqu'il décrit ce qu'il éprouve en jouant, on croirait entendre un héroïnomane.

«Rien au monde ne me procure autant de plaisir que le jeu,» raconte-t-il dans une entrevue avec Derevensky enregistrée sur vidéo. «Le sexe n'est pas aussi excitant. J'ai essayé la marijuana et je ne l'ai pas aimée. Honnêtement, il n'existe rien d'aussi grisant.»

David, qui aime jouer au vingt-et-un avec des mises élevées et à la roulette au Casino de Montréal, a payé cher cette passion. En effet, il estime avoir perdu 100 000 $, peut-être encore plus, depuis qu'il a commencé à jouer. Une partie de cet argent ne lui appartenait même pas. David s'est procuré de l'argent en mendiant, en empruntant ou en volant, si bien qu'aujourd'hui, il est fortement endetté et il continue à jouer malgré tout.

«J'ai perdu de l'argent qui ne m'appartenait pas. J'ai emprunté à des amis à un taux d'intérêt élevé et je les ai remboursés. J'ai mis en gage tout ce que je possédais : un équipement stéréo valant des milliers de dollars, un téléviseur, un magnétoscope et un caméscope. J'ai demandé beaucoup d'argent à mes parents. J'ai fait des chèques sans provision. C'est infernal.»

À travers ses séances de consultation, Derevensky essaie d'aider des personnes comme David à trouver un substitut au jeu. «Ils sont avertis qu'ils ne trouveront probablement jamais rien d'aussi passionnant que le jeu. Ils pourront toutefois développer un intérêt pour une activité qui se révélera une agréable solution de rechange.»

En plus de les aider à former des groupes d'entraide, Derevensky invite ses patients à suivre une psychothérapie pour traiter leurs problèmes personnels. Ces problèmes, souvent causés ou amplifiés par le jeu, les forcent aussi à jouer davantage.

«Bien des gens jouent pour fuir leurs problèmes. Nous essayons plutôt de les y confronter.»

Alarmés par les proportions grandissantes que revêt le jeu compulsif, le chercheur et son équipe vont plus loin. Entre autres initiatives, ils sont à la recherche de financement afin de réaliser deux vidéos (l'un s'adressant aux enfants et l'autre aux adolescents) qu'ils prévoient présenter dans les écoles pour mettre en garde contre les dangers du jeu. Des groupes de personnes des services sociaux américains et canadiens ont aussi reçu de la formation portant sur les interventions auprès des joueurs.

«Tout porte à croire que le nombre de personnes ayant un problème de jeu augmente,» insiste Derevensky. «Nous ne voulons pas interdire le jeu. Nous voulons seulement indiquer que, pour une minorité d'individus, il s'agit là d'un problème très perturbant.»